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Titre du blog : La Nation
Auteur : africanostra
Date de création : 13-11-2009
 
posté le 01-06-2010 à 00:22:58

FILLE DE L'AMOUR ET DE PSYCHE

L’étreinte de l’Esprit

 

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Partout, les femmes et les hommes vivent leur (s) histoire (s). Joyeuse(s) ou triste(s). Douce(s) ou passionnée(s). Publique(s) ou anonyme(s). Surtout anonyme(s). C’est à ce dernier propos, que je me propose de conclure ce mois de Mai par mes remerciements à l’endroit de ceux qui, amis, collègues, parents, maîtres et conscrits, m’ont honoré de leur aimable attention sur ce Site.

 

Notre rituel consacrant le dernier jour du mois à une lecture, je voudrais boucler celui qui s’achève par la relecture d’un texte poignant, tiré d’un recueil de neuf (9) nouvelles primées et publiées en 2001 par le Centre National des Œuvres Universitaires (Voluptés, Lille 2001, Edition Blanc, Presse de l’Imprimerie Commerciale de Douai, pp.17-25)*. Il s’agit précisément du récit intitulé Asylum, de Anne Kasus Jacobi, Prix spécial de l’étudiant. Mettant en scène deux jeunes gens (Lisa et Lucas) foudroyés par les dommages collatéraux de la Seconde Guerre mondiale, il a lieu dans un asile où fous, aliénés, dépravés et personnel soignant vivent chacun une histoire parallèle à celle des autres, dans un concert d’estimes et de répulsions anonymes. La situation des héros nous intéresse davantage, car elle met en lumière ce qu’il conviendrait d’appeler : l’étreinte de l’esprit ou la naissance d’un sentiment affectif entre deux accidentés de la vie, reclus, chacun dans un univers unique.

 

Un enseignement singulier transparaît de la nouvelle de l’étudiante de Strasbourg : la force de la volupté, de la pudique volupté (1), qui nous rappelle combien l’Amour est une puissance de résurrection (2). 

 

 

(1)-La pudique volupté

Alors qu’elle a tout juste quatorze (14) ou quinze (15) ans, Elisabeth B…, que l’entourage s’accorde à appeler Lisa, est frappée par une bombe lors des offensives alliées contre les forces nazies. Ce qu’il apparaît comme un état passager est en réalité une longue et irrémédiable dégringolade dans ce coma-éveillé "appelé  sommeil catatonique" (p.20). Tous les rêves de Lisa s’envolent donc en fumée : son idylle de jeunesse, Lucien  (p.19); la maison familiale qu’elle doit abandonner pour l’asile où, dit-on, elle sera mieux traitée. Douleur d’une mère aux abois, douleur d’une adolescente pleine de vie, douleur à peine dissimulée d’un père, qui s’emploie à surmonter pareil chagrin (p.21). Dans l’asile où Lisa est accueillie, un pensionnaire y est admis, avec une histoire bien à lui. Incapable de jouer au violon sans penser aux atrocités que cette musique a couvertes sous l’occupation nazie, Lucas est déclaré fou en raison de ces fantômes de notes, d’enfants exécutés, d'innocents suppliciés, de femmes outragées qui le hantent nuit et jour. L’asile va-t-il réunir ces compagnons de misère ? Dans l’affirmative, comment cela peut-il être possible ? Sinon, quelle force pourrait-elle ls'opposer à la magie du sentiment? Considérons alors l’expression de "pudique volupté" en définissant brièvement la notion de volupté et en explorant, tant soi peu, la pudeur des infirmes. 

 

*De la volupté.-On entend, communément, par volupté, ce mot désignant le plaisir des sens et dont les principaux synonymes sont sensualité et lascivité. Il semble, au travers du récit de Kasus Jacobi, que l’esprit, l’âme interviennent tout autant dans l’excitation et l’expression de ce plaisir. Plaisir n'est donc pas volupté. Ainsi, les notes du violon de Lucas, tombent-elles dans l’âme de Lisa, comme des pastilles de miel fondu, avec une teinte d’affection lumineuse. Lisa est muette à vie. Lucas, à la fois attiré et affligé par « cette masse inerte » (p.23), joue de manière désintéressée en pensant n’avoir aucun auditoire. Mais en pensant surtout jouer faux.

 

Or, la jeune femme entend tout ; même s’il lui est impossible de parler. D’ailleurs, la musique a-t-elle besoin de langage ? N’est-elle pas, elle-même, un langage universel, comme la Volupté ? Les émotions de Lucas et de Lisa y répondent de façon positive. C’est en cela que cette nouvelle a quelque chose de fondamental. Elle ramène aux origines mythologiques de la Volupté, dont on a pu dire qu’elle serait une déesse, née de Psyché et de l’Amour, fils de vénus et petit-fils de Jupiter (Charles-Albert Demustier, Lettres à Emilie, Sub. cit.)*. Autrement dit, une exhalaison de l'Ame!

 

La doctrine religieuse, affolée par sa puissance dévastatrice et réparatrice, aligne d'ailleurs volontiers la Volupté dans le cortège des iniquités et des comportements concupiscents. « Que pensez-vous que c’est que la volupté ? demande un illuminé, qui s’emploie lui-même à y répondre : c’est un grand appas du Diable, qui nous encline puissamment au péché, et nous enveloppant dans ses filets, entraîne notre âme à la ruine » (le P. Jean-Baptiste Saint-Jure, L'Homme spirituel, où la vie spirituelle est traitée par ses principes, S. et G. Cramoisy (Paris), 1646, p.182)*. Un Homme averti, en vaut deux!

 

Sainte-Beuve emprunte également à cette abondante doctrine inquisitoire ; à en juger par les propos ci-après, qui assimilent la Volupté à « un besoin de distraction et d’excitation artificielle, pour m’étourdir, pour recouvrir et réparer, en quelque sorte, l’infraction brutale à l’aide d’une autre espèce d’infraction moins grossière, quoique plus perfide, et qui se passait dans l’esprit plutôt que dans les sens. […] il me semblait qu’ainsi transporté dans une sphère plus délicate, le dérèglement de mon cœur s’était ennobli, que le poison, arrivant sous forme invisible en parfums subtils, devenait une nourriture assez digne de l’âme… » (Charles-Augustin Sainte-Beuve, Volupté, T. second, L. Hauman et Cie (Bruxelles), 1835, p.10 à 11)*. Boris Cyrulnik trouva-t-il ici l'inspiration nécessaire à ses Nourritures affectives (Chez Odile Jacob)? Tout porte à y croire.

 

C’est peut-être, précisément, son caractère rebelle, farouche, iconoclaste, qui oblige les personnes frappées par quelque infirmité à vivre la Volupté dans une pudeur dont elles ont, seules, le secret.

 

*De la pudeur des infirmes.-L’exemple de Lisa et Lucas montre à quel degré les infirmes ou handicapés savent maîtriser leurs passions pour la vivre en toute discrétion, sans que l’entrée de l’Autre dans son univers ne soit brandie comme un trophée. Lucas s’impose le rituel de raccompagner Lisa dans sa chambre chaque soir, alors qu’aucun « mot » ne s’est jamais échangé entre les deux. Le jeune prodige, persuadé de n’être point entendu, lui joue de sa divine musique, sans que la jeune femme ne lui ait rien demandé.

 

Condamnée à régner "de l'intérieur", Lisa frissonne de bonheur au plus profond d'elle: "Oh s'il pouvait savoir comme j'entendais tout! Ses mots comme sa musique...Mon infirmité devenait presque une chance: à cause d'elle ou grâce à elle, Lucas m'avait choisie" (p.25). Un bonheur qui n'a pour seul témoin, qu'un corps que d'aucuns voient mort de l'extérieur sans soupçonner l'impétuosité du magma qui bouillonne au centre de ce corps, avec un calme déconcertant.

 

Sainte-Beuve eut-il certainement raison d’affirmer, après la Bible et Saint-Augustin, que « la continence est un don » (Volupté, Op. cit.,p.7)*. Faut-il attendre qu’un accident survînt pour s’y employer ou est-il possible et même recommandé de s’y exercer, afin d’ennoblir nos désirs et nos plaisirs en un sentiment d’éternelle jouissance ? L’histoire de Lisa et Lucas nous le conseille vivement en s’aimant en silence par une forme de télépathie et d'empathie, qui unissent leur cœur dans un langage imperceptible à l’ouïe. Ce que Pierre Teilhard de Chardin percevait déjà au Siècle dernier, lorsqu’il prévint que le sexe, la chair était une chose trop précaire pour y couler tout l’or fondu par l’Amour, cette « énergie cosmique » d’où tout vient et vers laquelle tout s’ébranle !

 

Plutôt qu’infirmes, les personnes en proie à un handicap se présentent comme les maîtres absolus de ces passions dont la folie gourmande déprave les cœurs, les esprits et la chair. Toute maîtrise qui n’est pas sans évoquer le stade suprême du stoïcisme : la sagesse. Comme les enfants, les infirmes jouissent paisiblement de cette "sécurité qui accompagne l'innocence", couplée de "grâce naïves" (Demoustier, Sub. cit., p. 71 et 72).

 

Voilà la seconde idée d’envergure que Anne Kasus Jacobi nous fait partager à travers son récit, en mettant en relief les vertus de l’Amour dans l’éveil des sens, de l’âme, de la Vie.

 

 

(2)-L’Amour comme puissance de résurrection

Il n’est pas de meilleure illustration de cette idée, que de laisser parler la jeune auteure, lorsqu’elle fait de Lisa la narratrice de sa propre histoire : « Bien sûr, il ne jouait pas faux. Il jouait divinement. Cette musique n’était qu’une longue plainte mais avec la joie des folles rédemptions. Sa musique résonnait étrangement en moi et me procurait un plaisir intense. Ce plaisir allait au-delà de ma déchéance physique. Je goûtais enfin à ces voluptés entrevues pendant mon adolescence et celles-ci n’avaient pas le goût des étreintes faciles dont j’avais été le témoin l’autre nuit dans ma chambre » (Nouvelles, Lille 2001, Op. cit., p.25). Elle fait ici référence à un moment d’égarement du gardien de nuit et d’une dame que Lisa n’a pu reconnaître dans l’obscurité de leurs « coupables voluptés » (p.22), car trop préoccupée à éviter leur flamboyant regard concupiscent.

 

La jeune héroïne poursuit ainsi la description de son bien-être : « Tout mon être revivait à ces sons de requiem. On chantait les morts et moi, nouveau Lazare, je sortais enfin de mon tombeau en cadavre de lumière » (p.25, précitée). Telle est la manifestation de la puissance de résurrection de l’Amour, lorsqu’il est consommé de et par le cœur et l’esprit.

 

Le sens de la retenue, de la continence, de l'auto-ligature irrigue si fréquemment le récit, que l’auteure évoque Louis-Ferdinand Céline en ouverture de son texte : « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la Volupté ». Le respect des procédures et des étapes est donc vivement recommandé, car il faut une certaine maturité de corps et d’esprit pour s’y abandonner en toute félicité. Combien d'hommes et de femmes ne se relèvent-ils pas de leurs ruines, ne renaissent-ils pas de leurs cendres, après la tendre caresse d'un étrange sentiment appelé Volupté ou, de son ascendant, Amour? Combien, à l'inverse, ne dépérissent-ils pas en l'absence de cette énergie vivifiante?

 

On perçoit là, le principal enseignement de cette Nouvelle, qui invite à considérer que le Marché des sentiments est le plus florissant qui soit; ce qui le rend plus subtil et plus excitant; plus vivant et plus fougueux, c'est que ses transactions sont essentiellement anonymes. Mais tous autant que nous sommes, avons droit à l'Amour; avons droit à la résurrection; droit à une seconde chance!

 

 

**

 

On ne terminera donc pas cette poignante histoire, sans rendre dignement hommage à la Volupté, telle qu’elle est célébrée par Charles-Albert Demoustier (in Lettres à Emilie sur la mythologie ; suivies des Consolations. Tome second, A.-R. Langlois (Paris), 1835, Lettre LVII, p.76) :

 

« Aimer pour le plaisir d’aimer,

Epancher librement son âme tout entière

Dans un cœur qu’on sait estimer ;

D’un adorable caractère

Eprouver chaque jour la douce égalité ;

N’y trouver de variété

Que dans mille moyens de plaire ;

Entre les bras de la pudeur

S’abandonner à la tendresse

Goûter avec délicatesse

Le prix de la moindre faveur ;

Au sein du plus tendre délire,

Jouir de tout, ne perdre rien,

Heureux du peu que l’on obtient

Plus heureux de ce qu’on désire ;

Par la résistance irrité,

Et retenu par la décence,

En l’économisant, doubler la jouissance,

N’est-ce pas là la Volupté ? »    

 

 

Arthur BENGA NDJEME: PARIS, le 31 Mai de l’An X : 23h 52