Le document 1 paraît tout à fait représentatif des techniques employées par les artistes italiens de la
Renaissance. La réalisation de ce dessin à la sanguine en est justement l'exemple le plus frappant puisque ce
n'est qu'à partir de la fin du Xvème siècle que ce matériau est utilisé couramment pour lui seul. La sanguine
est une argile de teinte rouge orangée voire brun violacé. Son association avec un papier à grain épais et riche
en suggestions tactiles permet de nombreux jeux d'ombres et de lumières. On peut observer ainsi dans le
document 1 sur le nu très abouti que la lumière provient de la gauche, laissant ainsi apparaître la vigueur
musculaire du personnage au niveau du bras, des omoplates et du dos de la partie gauche du corps. Ce clair-
obscur est accentué par les effets d'estompe que l'on peut clairement déceler sur les épaules ou l'avant-bras
gauche. Il s'en dégage une relation particulièrement charnelle, quasi érotique, entre le spectateur et la jeune
femme représentée. En effet celle-ci ressemble à ces sculptures antiques étonnamment réalistes comme si
l'artiste avait désiré imiter la nature en rappelant la continuité tactile d'un bas-relief. Ce travail très recherché
se retrouve notamment dans l'une des études de Michel-Ange réalisées pour la Chapelle Sixtine : La
Création d'Adam (1508-1512). Dans ce dessin, le clair-obscur procuré par la sanguine devient pour l'artiste
un effet d'optique dont l'objectif consiste à distinguer le caractère naturaliste du corps de son essence
artistique en rapport avec la vision néo-platonicienne du monde : à savoir que l'homme est avant tout une
créature faite à l'image de Dieu et qu'elle doit en ce sens se définir par la beauté suprême et divine sur la
Terre. Le corps n'est plus alors seulement une masse biologique, il devient aussi un idéal conceptualisé. En
d'autres termes, le dessin devient un instrument au service de la beauté divine.
Aussi, grâce à ses propriétés terreuses, la sanguine se prête à de longs tracés fins ou épais selon les
besoins et peut ainsi servir à l'élaboration d'études partielles ou à l'exécution de croquis complets selon les
besoins de l'artiste. Ce dernier mémorise dès lors des points de tension et diversifie les différents points de
vue en ajoutant ça et là des ombres plus ramassées ou plus délayées sur certaines parties du corps afin
d'accentuer certains mouvements, effets de rotation et expressions d'un visage. On peut ainsi observer dans le
pli de la nuque et au niveau de la musculature de la partie droite du dos un renforcement des ombres. On note
également un étirement maximal des muscles de part et d'autre de la colonne vertébrale. La lumière éclaire la
face et la moitié gauche du corps et se reflète sur l'avant-bras droit, si bien que l'on devine une intense
rotation sur la gauche. Les deux tiers du dos sont en outre intentionnellement assombris et les contours
soulignent le modelé de l'ensemble des muscles. Dans un dessin à la sanguine de Michel-Ange intitulé La
Vierge à l'Enfant avec Saint Jean-Baptiste et probablement conçu vers 1503, la position de la Vierge est
étonnamment similaire à celle du personnage du document 2 ainsi que le drapé, le mouvement, les jeux
d'ombres et de lumières et l'apparence corporelle plutôt athlétique. Il est par conséquent fort probable que
l'artiste ait pu s'en inspirer. En revanche, le tracé du visage représenté sur l'esquisse inférieure gauche
demeure plus léger et plus souple et lui confère plus de douceur et de féminité. Cette expression tendre et
naturelle se retrouve dans Les études pour la Vierge du Duc d'Albe de Raphaël (1483-1520) réalisées vers
1509-1511 à la sanguine et à l'encre. La lumière semble provenir de la gauche comme dans le document 1.
Le clair-obscur est également obtenu par un enchevêtrement de traits horizontaux parallèles plus ou moins
resserrés au niveau de la joue droite du visage.
Ainsi l'usage de la sanguine peut être fort judicieux si l'artiste aspire à sophistiquer le modelé de son
personnage. Dans ce cas, il recourt à différents types de hachures qui, compte tenu de la teinte « chair » de la
sanguine et de sa consistance argileuse, donnent au corps un aspect morphologique plus naturel. Qu'elles
soient verticales, horizontales, curvilignes, en diagonale, resserrées, larges, espacées ou en parallèle, ces
stries octroient plus de relief et de vitalité. Dans le document 1, on peut noter par exemple la présence de
traits tantôt épais, longs et horizontaux tantôt plus fins, courts et en diagonale au niveau des muscles sterno-
cléido-mastoïdiens, du poignet gauche, des trapèzes de l'épaule droite ainsi qu'à l'avant-bras droit. S'ajoute
également une alternance de traits verticaux au niveau des pommettes, de courbes dans le rendu volumique
des omoplates et des biceps et enfin de parallèles au niveau de la mâchoire, des cheveux et des muscles
fessiers. Le papier légèrement teinté favorise une association de dégradés très aériens qui mettent en
évidence les principales articulations des membres supérieurs et des mains. Instigateur du recours à la
sanguine, Léonard de Vinci l'emploie souvent pour échafauder un modelé détaillé dans certains de ses
portraits. Ainsi dans sa Tête d'homme âgé produite vers 1503, l'ajout de traits plus épais et de hachures
particulièrement prononcées au niveau des pommettes, des yeux et du cou renforcent la dureté du visage et
lui confèrent une remarquable rudesse. Cette perpétuelle recherche de vérité dans le travail du modelé a
inspiré de nombreux artistes tels Michel-Ange. Dans son Étude de nu au dessus de la Sibylle perse de la
Chapelle Sixtine (1510),il utilise un ensemble de hachures plutôt claires sur la face arrière du bras gauche
auxquelles s'ajoute un mélange de traits très resserrés sur les muscles dorsaux plus ou moins fondus grâce à
de multiples frottis réalisés avec les doigts. Michel-Ange a également souligné les effets de lumières grâce de
voluptueux dégradés de clair-obscur obtenus en fonçant davantage certaines parties du corps comme les
jambes, les genoux et les pieds. Ces effets se retrouvent pareillement dans le document 1 et la pose du
personnage est tout aussi audacieuse et énergique que dans l'étude de Michel-Ange citée ci-dessus. De
surcroît, le corps est doté d'une sensualité débordante en raison de l'ondoiement de la lumière. La technique
du chiaroscuro ou dégradé mêle en effet zones claires et sombres en créant des contrastes très violents.
Chaque partie du modelé devient alors caresse et les formes prennent chair.
Par son rendu velouté et ses effets de lumières, la sanguine bouleverse littéralement les pratiques des
artistes et révolutionne la vision de la figure humaine. Dans une Italie bercée par la Renaissance, l'homme est
au cœur de tous les préceptes humanistes. Créé à l'image de Dieu, il domine non seulement la nature, mais il
est aussi doué d'intelligence et se doit de la perfectionner pour se rapprocher le plus possible de son Créateur.
Aussi, la redécouverte des statues antiques et des canons esthétiques gréco-romains a suscité une vive
curiosité pour la représentation du corps humain et du mouvement via l'anatomie.
(à suivre)
Sandra WAGNER